• Les idées courtes

    Ce matin, je me réveille, me prépare et  monte dans ma voiture pour aller travailler. J’écoute la radio sur la route, je suis auditeur quotidien de la radio du service public France Culture, mais je me demande si l'écoute de cette antenne, le matin, en me rendant sur mon lieu de travail, est encore compatible avec  la profession que j’exerce.

    En effet, je suis professeur remplaçant depuis 10 ans,  ce qui me donne une certaine expérience de la diversité de ce métier et des gens qui l’exercent. Or quand j’écoute les journalistes parler de ce « sujet », que je connais personnellement, je suis toujours surpris de leur degré d’ignorance, et par conséquent inquiet de l’exactitude des informations qu’ils me donnent sur tous les sujets dont je n’ai pas de connaissance directe…

    J'ai exercé dans des endroits très différents (collèges et lycées) et croisé nombre d’enseignants. J’ai croisé des profs enthousiastes, fatigués, ambitieux, blasés, carriéristes, résignés, révoltés, dévoués, paumés…  (sans qu’aucun de ces qualificatifs ne soit exclusif des autres.) Mais, pour la plupart d’entre eux, j’ai découvert des salariés dotés d’une forte conscience professionnelle, liée à une représentation exigeante du service public, le tout composant une identité professionnelle très résistante.

    Résistante, mais durement mise à l’épreuve par des années de réformes successives (chaque ministre voulant la sienne.)

     60 000 suppressions de postes ces cinq dernières années (ce qui signifie davantage d’élèves par classe et des établissements fermés), au moins 3 « nouveaux programmes » depuis 1996 (sachant qu’il faut 4 ans au collège et 3 ans au lycée pour installer intégralement un nouveau programme ; on ne parle même pas du temps qu’il faudrait pour en tirer un bilan !) ; « nouveaux programmes » dont le seul fil conducteur depuis des années est la réduction continue des horaires disciplinaires (c’est—à-dire moins d’heures d’enseignement pour les élèves, notamment en groupe réduit.) Moins d’heures pour chaque discipline équivaut également à augmentation du nombre de classes dans le service de chaque enseignant, ce qui  augmente d’autant le nombre d’élèves sous sa responsabilité et diminue en proportion le temps qu’il peut consacrer à chaque élève, y compris en dehors de l’heure de cours effective. Car l’enseignement ne se réduit pas, loin s’en faut, aux heures de cours données aux élèves !

    Le discours, et les actes, politiques et institutionnels, prennent les enseignants en étau entre les restrictions budgétaires, des exigences sociales contradictoires, l’introduction de méthode de management et d’évaluation aussi grotesquement que brutalement importées du secteur marchand (on parle de « plus-value  pédagogique »,  de « performance » et « de pratiques innovantes », on fixe des « objectifs » chiffrés par « contrat », les élèves eux-mêmes ne rendent plus des devoirs mais des « productions »,  en attendant le bilan de "compétences" généralisé en lieu et place de la notation .) et la mise en concurrence, déloyale, avec l’enseignement privé (financé à 90% avec de l’argent public, sans contribuer à l’obligation de scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, puisqu’un établissement privé peut refuser d’inscrire ou désinscrire librement n’importe quel élève, - n'est-ce pas d’ailleurs à ça que se résume aujourd’hui la liberté de « l’enseignement libre » : la ségrégation sociale?)  

    Sans parler des inspections très espacées dans le temps (plusieurs années) qui révèlent parfois abruptement à des professeurs pourtant chevronnés que leur manière d’enseigner, encore appréciée et reconnue il y a peu, est désormais obsolète et indigne. Les directions d’établissement, prises dans l’étau qu’on leur demande de refermer ne savent plus sur quel pied danser (Faut-il soutenir les enseignants au les enfoncer ? Faut-il faire face aux problèmes ou les étouffer ? etc.)

     En tant que délégué syndical, au regard de cette réalité, j’ai été surpris de constater que la plupart des professeurs ont intégré une forme de culpabilité sociale, qui les conduit à déplorer la situation professionnelle qui est la leur, tout en leur interdisant de revendiquer réellement des améliorations.

    J’en viens au fait.

    Cela fait des mois que l’émission des matins suit une ligne éditoriale caractérisée par sa haine des fonctionnaires en général et des professeurs en particulier.

    Mais les idées fausses, et diffamantes, professées sur un ton plein de morgue haineuse, le matin du 6 mars 2013 par Caroline E. sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

    Vase dont voici la coupe d’amertume.  

    Sur le thème bien connu d’ « il est impossible de réformer en France » , une journaliste courageuse soutient un ministre courageux, ouvert au dialogue, mais à la tête d’une institution en « faillite », comme d’autres en leur temps de l’Etat.  Diagnostic asséné comme une évidence, sans qu’aucune cause réelle des dysfonctionnements évoqués ne soit recherchée. Quant au rejet de la réforme dudit ministre, plein de sagesse et fort de sa « concertation », pourquoi chercher à en comprendre les motifs?

    La chroniqueuse, à défaut d’avoir « les idées claires », c’est-à-dire de connaître un tant soit peu la réalité qu’elle juge, a les idées courtes : il y a des coupables, ce sont les enseignants eux-mêmes. En effet, ces vils individus s’opposent à toute redéfinition de leur métier et de leurs conditions de travail pour préserver  leurs intérêts au détriment de celui des élèves dont, c’est bien connu, ils se soucient comme d’une guigne.

    Alors qu’ils ont honteusement accepté de ne plus travailler le mercredi matin sous la droite (ici la chroniqueuse a dû se souvenir d’un de ses collègues affirmant que cela leur avait été « octroyé »en 2008 par le ministre de l’époque, une source de première main, exempte de toute subjectivité idéologique, celle de Brice C.), ils refusent, ces feignants , d’y retourner, ils refusent,  ces profiteurs nantis de leurs privilèges, pourvus d’un salaire exorbitant au regard de leur temps de travail ridicule et de leur foncière inutilité sociale, oui, ils ont l’audace de refuser  de travailler deux semaines de plus, sans au moins une contrepartie financière !

    Il est bien temps qu’on leur applique à eux aussi des règles de « compétitivité = emploi » !

    On leur parle du bien de l’enfant, ils se permettent de rappeler que tout travail mérite salaire, quel cynisme!

    (Il va sans discuter ici que tous les enfants, et tous les parents réclament à corps et à cri cette réforme. Les élèves n’en peuvent plus de leur semaine d’école et attendent de se lever cinq jours d’affiler pour être en classe à 8h30 ; enfin non, ce n’est pas eux qui l’attendent c’est leur « rythme », la définition rationnelle du « temps scolaire » qui s’impose comme une évidence aux esprits éclairés qui guident le peuple.

    Quant au fait qu’avant 2008 on ait toujours jugé bon de couper la semaine d’école le jeudi, puis le mercredi, plus personne n’en parle.

    Le ministre de l' EN, de son côté, a réussi à convaincre les professionnels du tourisme d’accepter une modification du calendrier scolaire qui sert leurs intérêts, « 6 semaines zonées » en été ; - tant d’indépendance d’esprit et d’abnégation  forcent l’admiration ! )

    La quintessence de l’égoïsme corporatiste indécent des profs est d’ailleurs exprimée sans honte par le syndicat majoritaire de la profession qui s’oppose à toute réécriture des décrets de 1950 qui définissent leur statut et leurs missions.  Quel archaïsme !

    Les professeurs des années 2000 enseignent toujours comme il y a 60 ans ! C’est impensable ! Et ils le revendiquent en plus !

    La chroniqueuse en tout cas en est convaincue, alors comme ses idées sont claires, il n’y a pas de raison qu’elle en doute, non ? Vous ne voudriez pas en plus qu’elle se demande si elle n’aurait pas quelques comptes à régler avec l’école… qu’elle a connue lorsqu’elle était elle-même élève !

    N’est-elle pas elle-même un peu plus âgée que cet aberrant décret de 1950?  Nous parle-t-elle bien de l’école des années 2000 ?

    _ Et puis quoi encore ? C’est elle qui est derrière le micro, oui ou non ?

    D’ailleurs les profs, même quand on leur donne deux jours de plus à la Toussaint, il faut un « dialogue social » pour savoir comment on va les rattraper, car bien entendu, ces enfants gâtés, tous héritiers culturels d’une rente à vie, choyés par l’Etat et les médias, quand il s’agit de faire deux jours de plus, hein, ils renâclent. Allez, leur compte est bon, ils sont percés à jour.

    1789, la fin des privilèges, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, tout cela aussi ne doit-il pas être réécrit à la lumière de la modernité ; 1789, quel archaïsme, quand on y songe ! Les privilégiés, ceux qui doivent être désignés à la vindicte populaire en 2013, ne serait-ce pas eux ? Les fonctionnaires d’Etat attachés à un passé révolu, celui du service public dotant ses agents d’un statut propre à garantir leur indépendance à l’égard des pouvoirs économiques, politiques, médiatiques…

     Alors, pour sauver nos têtes blondes, il faut mettre fin au despotisme syndical,  à la dictature du corporatisme! Tous à la Bastille rue de Grenelle !

    Après un tel discours révolutionnaire, j’hésite au moment de descendre de ma voiture, dois-je aller retrouver mes élèves, ou ne vaut-il pas mieux aller me faire couper la tête sur le champ? Je me tâte : c’est déjà fait.  

    « Cette tête n’est pas la mienne ! »

    Je me réveille d’un profond cauchemar ! Je me lève, je me prépare. Je ne prends pas ma voiture pour aller travailler : c'est dimanche.

    Je ne suis ni professeur remplaçant, ni délégué du syndicat majoritaire dans cette profession. Cette présentation du métier était une vue de l'esprit. 

    Je connais bien des prof mais aucun d'entre eux, à coup sûr, n'aura entendu cette chronique comme je l'ai rapportée. Elle peut-être écoutée ou réécoutée là :

     http://www.franceculture.fr/emission-les-idees-claires-de-caroline-eliacheff-vous-avez-dit-reforme-2013-03-06

    De plus, un journaliste ne pourrait présenter la semaine de 4 jours comme un cadeau fait aux enseignants du primaire, devant le ministre de l’éducation nationale en personne, sans être aussitôt corrigé : 

    http://www.franceculture.fr/emission-la-chronique-de-brice-couturier-des-enseignements-en-concentre-2013-02-13

    Bref, les professeurs, et tous les fonctionnaires avec eux, peuvent continuer à écouter France Culture, et toutes les radios du service public sans bondir.  

    Nos représentant politiques veulent le bien de nos enfants et les citoyens sont bien informés.

    Nous pouvons dormir tranquilles.


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