• La révolution sexuelle a-t-elle eu lieu?

    La révolution sexuelle en 3 points.

    Si ce titre énonce un événement de l'histoire sociale récente de notre civilisation (qu'il faudrait situer dans les années 60-70), celui-ci devrait faire date d'un avant et d'un après, comme tout événement. Mais dans la mesure où la question met en doute cet événement, je commencerai par rappeler ce qui me semble être les trois visées de sa proclamation, indépendamment de leur accomplissement.

    1) Déconnecter le rapport sexuel de la procréation.

    La recherche médicale et l'industrie pharmaceutique ont apporté les outils adéquats à cette libération. La sexualité, débarrassée de la charge biologique et sociale de la reproduction peut (enfin) être envisagée comme une fin en soi. On oublie sans doute que cette conquête est historiquement très récente et géographiquement loin d'être universelle. Son corollaire est d'avoir produit l'enfant comme objet de désir, au sens d'une projection de la volonté sur le devenir existentiel personnel. Avec la maîtrise de la conception, la biologie n'est plus un destin, en droit au moins, si ce n'est dans les faits.

    2) Assurer aux femmes l'égalité avec les hommes. Cette égalité ne pouvant se limiter à des aspects juridiques et politiques, les féministes ont non seulement lutté pour obtenir des droits (notamment celui à l'avortement qui fait le lien avec le point précédent), mais aussi une nouvelle représentation (sociale, symbolique, idéologique...) de la catégorie « femme » et une redéfinition des rapports hommes/femmes, et notamment de leur rôle respectif au sein de la société et, donc, de la cellule familiale. N'oublions pas que la mixité à l'école, c'est-à-dire la volonté de donner la même éducation aux filles et aux garçons date de cette époque. La culture de masse s'oppose d'ailleurs violemment à cette volonté. La multiplication des produits spécifiquement destinés aux filles ou aux garçons (jouets, jeux, programmes télé, dessins animés, livres, etc) selon des assignations d'identité sexuelle les plus réactionnaires qui soient en est une preuve des plus probantes. L'école continue à porter l'empreinte de cette « libération » contre les tendances lourdes de la société de consommation.

    Ces deux points plaident donc en faveur d'un événement qui aurait effectivement entraîné des modifications dans notre rapport au sexuel et au sexué . Pour autant, les résultats sont-ils à la hauteur des ambitions?

    La déploration des inégalités qui perdurent entre les hommes et les femmes sur le plan professionnel (salaire, carrière), dans le cadre familial (répartition des tâches), etc. est désormais un lieu commun du discours des élites politiques et médiatiques. La constatation de l'évidence permet de légitimer bien des propos, sans que ceux-ci ne représentent in fine la moindre contestation réelle de l'ordre des choses.

    Quant à la maîtrise de la procréation, certains avancent qu'elle aurait contribué à transformer la femme en objet sexuel, donc à l'assujettir davantage à la domination masculine. Sauf que si on accepte l'idée de domination masculine, c'est l'organisation même des rôles sexuels par notre culture qui témoigne d'une volonté de contrôle des hommes sur la reproduction biologiquement assurée par les femmes. Mais l'actualité et l'acuité de la question sont aussi dans l'accès à la compréhension réelle du mécanisme reproductif et aux outils propres à sa maîtrise.  On sait qu'en France, le droit à l'avortement est un parcours du combattant pour la femme qui cherche à le faire appliquer. Récemment une association de parents d'élèves a même protesté contre la distribution d'un « passe contraception » dans les lycées, avançant l'argument d'une ingérence dans l'éducation ( entendue ici comme contrôle) de la sexualité des adolescentes par leurs parents! Le pouvoir politique a d'ailleurs validé le repli de l'intérêt collectif des individus (ici la liberté sexuelle de jeunes femmes) devant les prérogatives du pouvoir familial privé.

    Les limites rencontrées par ces deux aspects de la libération sexuelle (égalité homme/femmes,  droit à une sexualité émancipée ) ne seraient-elles pas liées à la conservation du modèle conjugal dans la production sociale des rôles sexuels, lui même cohérent avec les politiques réactionnaires? Sans doute. Et à tel point que les récents débats politiques sur le mariage homosexuel paraissent d'arrière-garde (cela ne justifiant pas le déni de ce droit.)

    Le véritable enjeu ne consiste-t-il pas plutôt, pour l'individu, à se libérer de la cellule familiale ? La vie de couple qui  fonde cette cellule se définit selon une relation d'appartenance réciproque (« je suis l'homme de » ou « la femme de » ) qui suppose une identité stable. Chaque membre unifie un état civil, des origines (fils de, fille de) et un avenir (père de, mère de), une fonction sociale, une apparence, des goûts, des désirs... Or l'individu n'est pas une somme, il est une production historique, le résultat d'une division (individuum.) L'individu, c'est précisément celui qui se distingue, se met à part, se sépare du groupe, du clan, du sujet collectif. Il y a donc une tension entre le processus d'individuation et l'intégration de l'individu dans une union totalisante., quelle qu'elle soit. Défendre une conception moderne de l'individu implique donc de critiquer notre représentation traditionnelle du couple.

    Le troisième point de cette libération me paraît en effet être le suivant : « déconjugaliser » le rapport amoureux. C'est-à-dire s'affranchir du carcan de la représentation traditionnelle du couple hétérosexuel, consacré par le mariage, religieux ou civil, tourné vers la fondation d'un foyer familial, et reposant sur la valeur structurante de la fidélité, conçue comme assurance de bénéficier d'une exclusivité sur le commerce sexuel et affectif du  conjoint , auquel on serait littéralement « joint » pour la vie.

    Observons au passage que si le mariage civil s'est substitué au religieux, en admettant juridiquement le caractère dissoluble des liens désacralisés du mariage – par le divorce – il récupère néanmoins cette valeur de fidélité dans le contrat moral qu'il scelle entre les époux. La loi condamne en effet toujours l'époux adultérin en prononçant le divorce à ses torts, quand la « faute » est établie. 

    On sait que ce devoir légal et moral de fidélité provient historiquement de la fonction sociale du mariage : former l'unité de base qui assure la reproduction et la conservation de l'ordre social. L'Ancien Régime distinguant les sujets en fonction de leur naissance, la fidélité (des femmes) garantit l'authenticité de la descendance. Le mariage est en outre affaire d'alliance d'intérêts entre les familles, et non histoire d'amour (que la littérature courtoise médiévale narre toujours hors mariage.) La mise à bas de l'Ancien Régime, en posant le droit intangible à la propriété privée, reconduit le principe de l'inégalité selon ses « mérites », c'est-à-dire selon son héritage (économique et symbolique) et conserve ainsi l'utilité de la cellule familiale.

    Il faut relever la perversion moderne qui a consisté à vouloir inscrire le sentiment amoureux dans un moule aussi peu fait pour lui : l'institution du mariage. L'histoire de Roméo et Juliette, tragédie universelle, montre à quel point le sentiment amoureux s'oppose à la logique clanique des alliances familiales et n'a aucune chance de s'y épanouir, ni même d'y survivre. Il faut ajouter qu'une certaine conception romantique de l'amour fusionnel, jusqu'à la mort, ne fait finalement qu'exalter presque mystiquement la valeur absolue de la fidélité : l'amour ne vaut que s'il est unique.

    La critique de l'héritage du couple « traditionnel » n'était pas qu'une rébellion adolescente contre l'autorité qu'il s'agissait, ni plus ni moins, d'atteindre (même si...) Cette critique avait une portée collective, un projet de transformation sociale, sur fond de lutte des classes et d'utopies marxistes (qu'on nous apprend à voir comme des échecs catastrophiques, voire comme l'incarnation du mal en politique, pour mieux occulter les effets positifs que ces utopies, en tant que telles, ont eu dans le devenir des démocraties libérales)

    Cette critique est partie prenante de l'évolution historique de la notion même d'individu. Celui-ci existe en dehors de son appartenance familiale ( mais aussi nationale, linguistique, socio-culturelle, religieuse... ce que notre époque tend à oublier.) Sa reconnaissance sociale ne passe plus nécessairement par la fondation d'un foyer, y compris pour les femmes.

    Par ailleurs, les sources d'autorité, la tradition, fondant la fidélité comme valeur d'échange et preuve amoureuses étant contestées, c'est la fidélité même qui pouvait être évincée de la définition sine qua non du couple, voire de la relation amoureuse : d'où les pratiques de l'amour libre, ou l'évacuation pure et simple de la notion même de « couple. » Et la déstigmatisation progressive de l'homosexualité (toujours juridiquement condamnable à l'époque.)

    L'individu (homme ou femme) était reconnu comme un être de désirs dont la multiplicité et la variété étaient admises, discutées, théorisées, affirmées, explorées...

    N'a-t-on pas fait l'impasse sur cette libération-là?


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