• La grève, quel scandale!

    Des points de vue en démocratie. Et de leur existence médiatique.

    Jour de grève générale, le 29 janvier 2009. Jour annoncé, préparé, commenté, largement, partout; par radio, internet, télé et presse, oui, écrite, dit-on, interposés. Alors?

    Bien que de nombreux journalistes, du service public surtout me semble-t-il, aient fait grève, le point de vue était toujours le même. "Grève : l'état du traffic", "les mairies qui assureront le service d'accueil..." , "des perturbations à prévoir sur les vols", et le jour même, narration inspirée et en live d'un présentateur radio :

     "vous êtes sur le quai, vous voyez les horaires s'afficher, vous appelez votre entreprise pour la prévenir de votre heure d'arrivée..." ;

    bref  vous, vous ne faites pas grève, vous vous orgasinez pour y faire face.

     Le lecteur, l'auditeur ou le téléspectateur, n'est, par définition, pas concerné mais gêné, empêché dans le bon déroulement de  sa  journée (sous-entendu de travail ). La grève relève couramment de la météorologie, c'est une "perturbation" prévisible; ou tout au plus, d'un mouvement dont l'organisation se résume à une "grogne." ( qui en dit long sur son degré de "modernité" et sa capacité au "dialogue", puisqu'on parle de "dialogue social" pour "prévenir" les débraiements.)

     De fait, "la grève est réduite à une incidence solitaire, à un phénomène que l'on néglige d'expliquer pour mieux en manifester le scandale" nous disait Roland Barthes dans les Mythologies.

    Si "l'usager de la grève" (selon le titre de son article de 1956) est un personnage médiatique qui n'est pas prêt de s'user c'est qu'il remplit à merveille, dans l'ordre de l'actualité sociale, le rôle de la victime, rôle vedette entre tous, on le sait, de notre inconscient collectif.

    Et si la popularité de celle du 29 janvier 2009 est, pour une fois, relayée, ne nous y trompons pas, c'est que tout le monde est victime de la "crise."

    Pourtant, la déformation professionnelle du journaliste est telle que, même si comme cela s'est vu cette fois, il devait être lui-même en grève le lendemain, il ne pouvait la présenter comme réponse appropriée à la crise que parce qu'elle est elle-même, essentiellement, trouble au bon ordre des choses.  

    A-t-on eu des reportages sur les assemblées générales préalables et ce qui s'y dit, les préparatifs conviviaux de la manifestation, un défilé suivi du côté des manifestants et non comme il pourrait l'être par un passant ou un résident à sa fenêtre.

    Objectivité, neutralité du journaliste, me direz-vous. Mais s'il s'agit d'un face à face entre la rue et le gouvernement, pourquoi ne pas pointer la caméra vers ce dernier, ou ce qui le représente dans la rue : motards, CRS, fourgons, postés devant les préfectures, les gares, les rectorats, les permanences de l'UMP, voire du Medef...? Pourquoi ne pas montrer aussi ce que voient les manifestants? Et comment ils voient les choses.

    Car les gouvernants élus, eux, ne répondront jamais que par caméras et micros interposés, ou plutôt ils parleront de "prise d'otages" ou "d'irresponsabilité" sans que jamais personne n'invoque la leur de responsabilité. Ils commenteront sans être mis en situation d'être contestés alors que c'est précisément ce que font ceux qui sont dans la rue, dont ils tiennent aussi leur pouvoir.

    Non, ils prendront fait et cause pour M. tout-le-monde, le  citoyen-travailleur, dont ils feindront de défendre le point de vue alors qu'ils n'en partagent pas la condition. 

    Le plus souvent, le montage alterné de leur témoignage aura opposé "l'usager" au gréviste qui se voit ainsi exclu de la catégorie des "gens normaux"; et qui ne peut plus être qu'un "privilégié" qui ne descend dans la rue que pour "tout bloquer", tout animé qu'il est d'un esprit "corporatiste." On entend bien que l'homme de la rue n'est pas le gréviste dans la rue : il parle comme les dirigeants.

    A l'image dépolitisée de l'homme de la rue qu'on fabrique ainsi, répond donc le statut à part de l'homme politique qui consiste à n'être jamais mis à l'épreuve directe de la contradiction qui se manifeste dans la rue mais à parler au nom de celui dont le métier n'est pas de faire de la politique.

    On comprend mieux alors ce que la volonté de peser dans les décisions politiques en poussant au débat et à la "négociation"  peut avoir de déplacé, de "scandaleux" dans le jeu clos de la communication à sens unique et de la "pédagogie" d'Etat, que les journalistes ont juste à charge de "décrypter". Barthes avait raison, le sens du défilé est contre-nature, il va à l'encontre de la  marche du monde, telle qu'elle nous est donnée à voir et à entendre.

      A ceux qui sentent aujourd'hui un retournement de tendance dans le traitement des mouvements sociaux, je propose ces micro-trottoirs inouïs : _ Madame, l'institutrice de votre fils ne fait pas grève aujourd'hui, vous trouvez ça normal? _ Monsieur le facteur a distribué le courrier aujourd'hui alors qu'on va supprimer le bureau de poste, vous trouvez qu'il défend bien le service public? _ Monsieur, vous qui travaillez dans une banque, vous n'avez pas honte de ne pas manifester aujourd'hui aux côtés de vos clients?

    L''équité démocratique ne voudrait-elle pas que ce point de vue soit lui aussi adopté? N'est-ce pas ainsi que pensent ceux qui descendent dans la rue? Manifestement, l'espace médiatique ne se confond pas avec l'espace public, car ce dernier, lui, est accessible à tous...

    "Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale ",  commençait R. Barthes il y a plus de cinquant ans, l'optimisme du choix de l'adverbe ("encore") est passé de mode.


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